Jacques Demorgon - L'homme antagoniste, Paris Economica.

Demorgon-Homme antagoniste

Demorgon-Homme antagoniste
Premier entretien de Jean Moreau avec Jacques Demorgon
L’homme antagoniste de nature


PLAN DU TEXTE Grâce au plan de ce document, accédez directement à la partie qui vous intéresse en cliquant sur son titre numéroté souligné

4/ Stéphane Lupasco et son épistémologie de la Nature antagoniste
5/ L’homme, un concentré des antagonismes de la Nature
6./ L’homme : est-il réussi, est-il raté ?
7/ Les conduites humaines et les cultures humaines sont antagonistes.
8./ Qu’est-ce que la néoténie nous dit ?


4/ Stéphane Lupasco et son épistémologie de la Nature antagoniste
1./ On dit souvent que l’homme est ambivalent, mais vous le dites « antagoniste », et vous précisez « de nature » ! Pensez-vous à son cerveau en deux hémisphères : l’un plus rationnel et l’autre plus intuitif ?

1./ Cela en fait partie. Mais pour être plus précis, il faut se référer à Stéphane Lupasco philosophe d’origine roumaine, insuffisamment connu depuis sa mort en 1988, même si Edgar Morin et d’autres s’en réclament.

2./ Faisons donc sa connaissance !

2./ Pour Lupasco, philosophe épistémologue de la microphysique, l’homme est un concentré d’antagonismes. il reprend d’abord les trois opposés classiques : la matière, la vie, l’esprit. Or, l’homme est à la fois les trois !

3./ A partir de votre référence à l’œuvre de Lupasco, peut-on dire que si l’homme est antagoniste « de nature », c’est que l’univers l’est avant lui ? Donnez-nous une idée, voire plusieurs, de cet univers antagoniste, alors que, pourtant, la nature est une, l’homme est un ?

3./ C’est vrai, ils sont un… et antagonistes ! La nature est structurée de façon dynamique, contradictoire. - On distingue la « matière » macrophysique. Ce sont les astres, dont notre planète faite de terres et de mers. La répétition en quantité des mêmes éléments l’emporte dans ce qui est l’eau, l’air, la terre. Ce qui la caractérise, c’est donc qu’il s’y manifeste un primat de l’homogène. D’ailleurs, selon le second principe de la thermodynamique, toute énergie se dégrade en chaleur, c’est-à-dire en photons indiscernables les uns des autres.
-A l’opposé, la vie manifeste un primat de l’hétérogène. Nous le constatons quand nous découvrons qu’il y a des quantités considérables de variantes dans une même espèce végétale ou animale. A la limite, chaque exemplaire d’un être est unique. La sexualité, qui a remplacé la scissiparité comme mode de reproduction, y contribue. En associant, au hasard, les gênes de ses ancêtres, elle crée à chaque fois, un être nouveau, unique, singulier. Elle multiplie ainsi les chances d’une espèce de s’adapter aux milieux divers et changeant.

4./ Maintenant je vois bien l’antagonisme dans la nature mais toujours pas l’unité ?

4./ C’est que nous n’avons pas parlé de la matière microphysique dont Lupasco est le spécialiste. Ce qui la caractérise, c’est que l’antagonisme « homogène, hétérogène » s’y maintient en tension. Dans la matière microphysique, négatif, positif et neutre se maintiennent ensemble. C’est à partir d’elle que les deux autres matières (macrophysique et vitale) résolvent partiellement la tension dans les deux sens opposés.

5./ Mais alors cette Nature une et antagoniste est pleine de problèmes ? 5./ De problèmes et de solutions. Bref, elle aussi, est histoire…
La Nature antagoniste : les quarks + et - à égalité : la lumière. la + petite inégalité : la matière
L’atome triple : le proton, les électrons, le neutron
L’univers triple : a./ La gravitation et les trous noirs, b./ Le rayonnement, c./ les « big bang »

6./ Et la vie, est-elle aussi antagoniste et une ?

6./ La vie antagoniste : mondes minéral, végétal, animal. Unité : l’écologie de la biosphère. Antagonismes et ajustements : symbioses, parasitages, caméléonismes, métamorphoses.
Entre les opposés, tel ou tel équilibre en « juste milieu », cas de la température humaine

5/ L’homme, un concentré des antagonismes de la Nature

7./ Mais alors, l’homme dans tout ça ?

7./ Etre triple, l’homme est un concentré de possibles.
-Côté matière macrophysique, il est répétition, habitude, sommeil. Il est poussière et redevient poussière.
-Côté vie, chaque humain est unique, singulier. Davantage, il ne cesse d’être différent de lui-même par son mouvement, son changement continuel. Sa vie, antagoniste, produit la richesse de ses infinies régulations singulières : des sourires aux larmes, des colères aux calmes jusqu’à la sérénité.
Côté esprit, il est toujours partagé entre pour et contre. Sa pensée, une et antagoniste, tente de tenir ensemble général, particulier et singulier pour penser l’infinie complexité du « Tout ».

6./ L’homme : est-il réussi, est-il raté ?
8./ Au total, cet homme antagoniste sait-il qui il est ? Il aspire à la paix et à la guerre, il est optimiste et pessimiste sans fin. Est-il bon est-il méchant ? Est-il une réussite ou un ratage de la nature ?

8./ Certains le pensent raté ; d’autres, au contraire, le voient comme une exceptionnelle réussite mais à une condition.

9./ Laquelle ?

9./ Qu’il utilise pleinement les moyens exceptionnels dont il dispose pour se comprendre lui-même, ainsi que sa condition, son moment, sa place et son destin dans la nature ?

10./ C’était déjà la proposition du temple grec à Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » ! Y est-on parvenu depuis ?

10./ Oui, en partie, mais il est vrai pas assez. L’humain ne parvient pas à se comprendre comme antagoniste. Il confond l’antagonisme et le mal. D’où la nécessité pour lui de mieux découvrir que l’antagonisme est une base naturelle de tout l’univers : matière, vie, esprit. Et donc une base de lui-même.

11./ Où est le problème ?

11./ L’homme est toujours multiple (au minimum double). Par exemple, il est individu, séparé et, en même temps, inséparable des collectifs humains : communauté, société, espèce humaine. Il est donc en tension entre séparation, réunion, échanges divers. De la pire hostilité meurtrière à l’amour le plus intime. Là encore on retrouve, dans la nature, la fission et la fusion. Le problème, est celui de la régulation des antagonismes, celui de l’articulation diversement équilibrée des opposés Cette complexité, au minimum dualité, est difficile à maintenir en tension et plus encore à composer et les humains y arrivent pas ou peu ou mal.

7/ Les conduites humaines et les cultures humaines sont antagonistes
12./ Plus précisément… et par exemple ?

12./ Partons de la conduite humaine individuelle…
(avec ses deux aspects : énergétique ou affectif, structural ou cognitif).
Avoir de l’énergie est nécessaire pour agir mais comment y parvenir ? Il faut la constituer, la rassembler, parfois pouvoir l’élever au maximum. Et cela à travers des mobiles, des motivations: besoins, émotions, désirs, passions, sentiments (organisations affectives + ou – développées).
En même temps, tenir compte des connaissances de la réalité pour ne pas agir n’importe comment ; découvrir, comprendre, évaluer ce que l’on est, ce que l’on peut ; mais aussi ce que sont les situations où nous sommes, y compris tous ceux qui en font partie. La connaissance est indispensable à l’invention d’une conduite adaptée.
Or, il y a un antagonisme entre connaissance et énergie. Ces deux orientations, elles aussi, sont séparées, en tension, opposées ; elles doivent être rapprochées régulées, composées, articulées. Chaque fois que cela n’est pas obtenu l’humain est déséquilibré, débordant d’une énergie qui ne parvient pas à se structurer faute des motivations et des connaissances nécessaires, ou entièrement pris par un savoir qui butte sur les énergies pauvres ou mal régulées ou réparties.

13./ Mais tout ce que vous dites ainsi est compréhensible et devrait pouvoir faire l’objet d’une éducation ?

13./ Elle existe en partie et doit se développer, s’approfondir. Mais elle ne peut pas être acquise une fois pour toutes. Elle doit être constamment reprise ! Pas seulement à cause des générations, mais à cause d’une condition humaine (désir et savoirs incertains) qui est à reconquérir en permanence.

14./ Faut-il évoquer la néoténie pour mieux le comprendre ? Encore un mot rare ? Est-il nécessaire ? Et, pour quoi nous dire ?

8./ Qu’est-ce que la néoténie nous dit ?
14./ Traduisons ! Le mot néoténie vaut pour jeunesse maintenue ! L’homme reste en état de jeunesse maintenue au sens ou il doit (et par nature peut) toujours apprendre et s’adapter à des milieux nouveaux et changeant. La néoténie est un sas de transformation au cœur du monde du vivant. La nature suspend bien plus avant sa programmation de l’être animal pour un être auquel la programmation de ses conduites est largement remise. L’humain s’ouvre alors à l’infini du monde et, de ce fait, à l’infini de son adaptation au monde : l’homme est créateur de lui-même à partir de la (de sa) nature créative.

15./ Est-ce cet infini qui n’est pas supportable ?

15./ C’est bien là qu’est le problème. La condition nouvelle de l’humain, sa néoténie, en fait un être qui doit toujours s’inventer. Il est tributaire pour cela de la culture qu’il constitue. Tous les humains la constituent entre individus, groupes, sociétés, espèce humaine. Et chacun, entre « énergie et structure » ou « affectivité et connaissance ».
C’est l’avenir de cet homme antagoniste définitivement aussi antagoniste « de culture » que nous verrons à l’œuvre dans notre prochaine émission

*******

Deuxième entretien de Jean Moreau avec Jacques Demorgon :
L’homme antagoniste de culture


PLAN DU TEXTE
Grâce au plan de ce document, accédez directement à la partie qui vous intéresse en cliquant sur son titre numéroté souligné

9/Notre culture scientifique de la Nature est antagoniste
10/Notre culture de la logique et des mathématiques est antagoniste
11/ Langues et littératures sont antagonistes aussi
12/ Biologie, sociologie, psychologie sont antagonistes
13./ L’antagonisme fondamental de l’humain : entre l’absolu et l’infini
14./ L’humain libre : péché originel et jugement dernier sont permanents
15./ Les trois figures antagonistes de l’humain dans son histoire
16./ Lu pour vous par Jean Moreau : L’homme antagoniste

9/Notre culture scientifique de la Nature est antagoniste
1./ Nous avons vu que l’homme était antagoniste « de nature » mais en même temps que la nature était antagoniste. Dès lors comment la culture scientifique ne le serait-elle pas ? En sciences naturelles, on trouve même le mot avec la marche antagoniste des quadrupèdes…
1./ En effet, ce que nous avons dit de la Nature antagoniste relève aussi de la culture antagoniste de la nature. Cela fait partie de notre expérience constante quotidienne ; par exemple quand la météo se réfère sans cesse aux cyclones et aux anti-cyclones. Le devenir antagoniste n’est pas pour autant facile à prédire.
La physique quantique nous place devant l’impossibilité de prévoir en même temps la vitesse et le lieu d’une particule. Elle a dû tourner le dos au principe de non contradiction quand elle a énoncé que continu (onde) et discontinu (corpuscule) devaient être associés. La découverte des antagonismes n’est pas la fin des problèmes mais plutôt la meilleure manière de les poser…

10/Notre culture de la logique et des mathématiques est antagoniste
2./ Dans la culture antagoniste de la nature, nous devons inclure les mathématiques avec le calcul où soustraction et division défont ce qu’addition et multiplication ont fait. Certains ont traité les mathématiques de vaste tautologie !
2./ Oui, dans la mesure où grâce à elles nous disposons d’un réseau de compatibilité des différences : douze, c’est deux fois 6, trois fois 4, quatre fois 3, six fois 2, douze fois 1. Mais Michel Serres le dit de façon plus complète qui dépasse nos compétences.

3./ N’a-t-on pas là un antagonisme multifacettes : « égal, inégal », « homogène, hétérogène », « semblable, différent » ?
3./ Oui, et avec Piaget, j’associe volontiers la logique et le nombre autour de cet antagonisme constructif qui nous permet de jongler avec notre saisie des choses et des êtres Ainsi la classe regroupe des êtres (par ailleurs différents) mais semblables d’un point de vue qui les réunit (les élèves de troisième). La relation asymétrique regroupe des êtres (par ailleurs semblables) mais différents du point de vue qui les regroupe (un camion 5 tonnes, un 10 tonnes). Or le nombre, avec sa forme unique, est les deux. Cardinal, il est la classe (les troisièmes). Ordinal, il ordonne du premier au dernier de la classe.

11/ Langues et littératures sont antagonistes aussi
4./ Langues et littératures sont aussi antagonistes, à leur manière, car je me souviens avoir découvert que, selon Mallarmé, prose et poésie étaient de mortelles ennemies ? Voyons mieux cela…
4./ Essayons en divisant la prose en au moins deux genres dont le langage courant. Pour lui, déjà, un seul mot a plus d’un sens. Je peux dire : la clé du succès. Pour l’autre genre de la prose, la « terminologie », chaque chose doit avoir son nom et un seul. S’il est question de clé, il faudra préciser, par exemple : clé à molette, et même clé de dix, car c’est seulement cette clé là que je dois prendre dans la boîte à outils pour le travail que je fais in situ.
Le langage courant est, à la fois, pré-terminologie et pré-poésie. C’est qu’il est pris dans un antagonisme. S’il suit la terminologie, il augmente tellement le nombre de mots qu’ils ne seront pas connus et la communication ne sera pas possible. S’il utilise trop peu de mots leur décodage devient confus et la communication en pâtit de nouveau. Le langage courant est toujours dans cet équilibre instable.
Dans la poésie, « le mystère en fleur s’offre à qui veut le cueillir » Elle propose de participer à un contexte culture de connotation. Si l’on n’y accède pas, elle reste obscure. Exemple, toujours chez Mallarmé : « l’absente de tout bouquet ». Le poète pointe là l’antagonisme du réel et de la représentation et en dessous celui du général et du particulier !

12/ Biologie, sociologie, psychologie sont antagonistes
5./ Alors, regardons aussi du côté des antagonismes des sciences humaines : biologie, psychologie, sociologie
5./ Les exemples y sont innombrables et appartiennent aux deux disciplines mêlées. Limitons-nous aux six exemples d’antagonismes qui suivent : binaires et ternaires (à préciser)

a./ Reproduction : sexualité contre scissiparité, machine à créer de la différence par les infinies combinaisons de gênes à partir de l’ascendance. Masculin, féminin. Couple et tiers.

b./Piaget pose l’adaptation entre « accommodation (je me dispose pour pouvoir être au diapason de ce que le monde m’impose) et assimilation (je trouve moyen de faire rentrer le monde dans mes propres catégories). Elle est binaire, ternaire au minimum quand il y a primat de la première : imitation, de la seconde : jeu, ou équilibre des 2 : intelligence.
c./ « Perception, action, imaginaire » entre « centration, décentration » ou « figure fond ».
d./ Communication entre « implicite et explicite ». L’antagonisme est entre les « familiers » qui se comprennent à demi-mot (implicite) car ils ont les mêmes références, et les « étrangers » qui ont besoin d’inventer le commun qu’ils n’ont pas (explicite).
e./ Ethique entre « individuel et collectif » ou « identité, altérité, intérité »
f./ Pensée entre « général, particulier, singulier »
6./ L’humain nous apparaît en effet constamment aux prises avec des antagonismes. Une question centrale se pose. Tantôt il réussit à en faire des miracles, tantôt, il échoue ; mais surtout pourquoi ces monstrueux massacres dans lesquels il retombe toujours ?

13./ L’antagonisme fondamental de l’humain : entre l’absolu et l’infini
Y a-t-il un antagonisme à la source de cette terrible ambivalence sans fin ?
6./ Nous avions évoqué l’anthropologie de la néoténie en fin de précédente émission. Néoténie, soit : jeunesse maintenue ! L’homme néotène reste en état de jeunesse au sens où il doit et peut toujours apprendre et s’adapter à des milieux nouveaux. Sur cette base, il peut devenir l’explorateur du monde sans autre arrêt que momentané : le temps pour lui d’apprendre à franchir la limite rencontrée. C’est donc l’infini qui existe pour lui. Et lui aussi existe pour que l’infini soit tel en ses redoublements.
Il n’en demeure pas moins que cette invitation venue de l’infini peut déstabiliser, angoisser, faire peur. Des humains pourront se voir priver ainsi d’identité. Ils chercheront l’absolu susceptible de leur apporter cette identité solide, assurée, définitive. L’antagonisme qui fonde l’humain et son inévitable ambivalence est entre un infini cause de vertige et un absolu, cause d’illusion pouvant conduire au meurtre de ceux qui n’ont pas le même absolu.
Infini et absolu ne peuvent s’apprivoiser qu’ensemble. L’absolu qui se réfère à l’infini ne se clôt pas. Restant ouvert, en recherche de « l’autre », il échappe à la réduction et, a fortiori, au meurtre de l’autre. L’infini se rend à l’absolu ouvert, y reconnaissant l’une de ses expressions singulières.
7./ Mais alors, pourquoi, si souvent, ça ne marche pas ?
7./ Les causes en sont multiples. D’abord les humains n’ont pas facilement l’intuition de leur destin néotène. Et, s’ils le comprennent, cela les effraie car cela leur laisse trop à être. Les absolus, - religieux, politiques, économiques, informationnels - sont nombreux à faire des promesses d’accomplissement. Les humains ont besoin de se centrer sur ce qui leur donne, croient-ils, plus de réalité, plus d’énergie. Apprivoiser l’absolu et l’infini n’est pas évident. C’est ensemble que les humains peuvent y parvenir en comprenant que leur liberté n’est pas un instrument qu’ils possèdent mais seulement la possibilité de leur propre construction toujours à faire.

14./ L’humain libre : péché originel et jugement dernier sont permanents
8./ Si je vous entends bien, on ne naît pas libre on le devient !
8./ On ne devient pas libre une fois pour toutes. On a toujours à le devenir. Avec l’humain, la nature suspend fortement sa programmation de l’être. Elle remet largement à un nouvel être, l’humain, la possibilité de programmer lui-même ses conduites. Mais attention, cette ouverture nouvelle, ne se présente pas du tout comme un résultat acquis dans ses contenus. La nature ne peut pas inscrire la liberté comme telle dans le corps humain. On ne peut pas être programmé à être libre. On peut seulement disposer des moyens (pensée, langage, communauté) pour se produire, ou non, libre. Il n’y a pas d’automatisme à partir des moyens. On peut être programmé à pouvoir choisir, pas à bien choisir. L’homme est l’être qui aura donc le destin qu’il voudra se choisir. Il a à se créer libre en permanence.

9./ Cela va-t-il jusqu’à dire qu’un humain bon ne sera jamais garanti ?
Un humain bon garanti, produit par la Nature, est une contradiction dans les termes mêmes. Il ne serait pas le produit de sa liberté. La néoténie met les humains dans la nécessité d’accéder à l’incroyable responsabilité qui découle de leur liberté. A savoir qu’ils ont toujours à décider de ce qu’ils veulent devenir. Péché originel et jugement dernier sont permanents. C’est à mesure qu’ils apprennent, ensemble, de l’univers et d’eux-mêmes, que les humains produisent leur humanisation. Elle dépend d’eux, en particulier de leur désir d’être suffisamment informés ? En particulier de ce qui leur est arrivé hier et leur arrive aujourd’hui.

15./ Les trois figures antagonistes de l’humain dans son histoire
10./ Mais cela, c’est l’objet de l’histoire que nous délaissons ainsi que les antagonismes mêmes que les humains y ont inventé ?
10./ Oui, il s’agit des trois figures de l’humain. Pour la 1ère (la régulation adaptative des conduites), nous avons découvert nombre d’antagonismes sur lesquels elle porte. Avec la 2ème figure, nous sortons du binaire ou même du ternaire. En effet, de longtemps, religion, politique, économie, information sont différenciées, opposées ou conjuguées. Or, ce sont elles qui engendrent les formes de société (3e figure de l’humain) à partir desquelles se composent et s’inventent dans le temps les sociétés singulières. Dans les tribus, les quatre activités sont au début de leur différenciation. Royaumes, empires, sont des formes de société dans lesquelles religion et politique associées ou dissociées contrôlent l’économie et l’information. Dans les nations marchandes industrielles, les acteurs de l’économie et de l’information (associés) contrôlent la religion et la politique. Dans la mondialisation, l’économie financière tend à contrôler les trois autres. Une nouvelle forme, la société d’économie informationnelle mondialisée est en train de s’inventer à l’ouest et à l’est avec de considérables variantes.

11./ Alors, où se trouvent les antagonismes et où vont les humains ?
11./ Les antagonismes n’ont jamais cessé entre les différentes religions, politiques, économies, informations. Mais également entre les quatre orientations (c’est à dire le religieux, le politique, l’économique, l’informationnel) en y comprenant les sous-secteurs de chacune.

12./ On va critiquer ces généralisations, ces essentialisations !
12./ Il le faut, à condition de ne pas en faire d’autres bien moins pertinentes. Nous avons vu déjà l’ancienneté de ces quatre orientations et comment elles ont existé les unes contre les autres en créant des formes différentes de société (tribu, empire, nation, économie informationnelle mondialisée) au long de l’histoire. Ces quatre orientations d’activité sont des matrices d’unification qui disposent d’atouts spécifiques pour unir les humains mais ceux-ci s’en servent bien ou mal. Les trois premières ont déjà fait des miracles mais aussi conduit aux pires violences et massacres. Les formes de société composent les différentes sociétés singulières et redoublent leurs antagonismes. Si nous ne nous donnons pas cette connaissance, à développer, nous n’apprivoiserons pas ces antagonismes et, de nouveau, les violences extrêmes s’aggraveront encore.

16./ « Lu pour vous » par Jean Moreau : L’homme antagoniste
Par ailleurs, J. Moreau a publié une recension de L’homme antagoniste dans la revue Le délégué de l’Education nationale n° 247, juin 2016 à la rubrique « Lu pour vous », page 29.

L’Homme antagoniste, Jacques Demorgon, Economica, 418 p.

On sait la collaboration précieuse de notre ami Jacques Demorgon à notre revue. Un thème – l’idée laïque – au delà de la richesse des sujets abordés – donne son sens profond à l’ouvrage. Les connaissances concernant l’univers, l’histoire même d’Homo Sapiens, nous ont préoccupés d’une manière ou d’une autre, sans doute depuis toujours. Il apparaît qu’elles soient de deux sortes :
- l’une souhaite reposer sur l’esprit de libre examen. C’est celle du paysan, du navigateur, de l’astronome et, un peu plus tard, du savant dont les hypothèses sont toujours renouvelables : pour Ptolémée, le Soleil tourne de la Terre. Pour Aristarque de Samos et Copernic plus tard, c’est le contraire. Mais, dans l’ensemble, les savoirs « objectifs » même aujourd’hui, sont encore dispersés…
- « L’autre pente » écrit Jacques Demorgon résulte « de révélations supposées supérieures ». Les croyances, souvent religieuses, nous donnent certes des visions d’ensemble, mais en même temps « dressent les hommes les uns contre les autres jusqu’aux monstrueux meurtres de masse »…
Jacques Demorgon, contre les fanatismes, discerne les dynamiques qui favorisent le Progrès scientifique… C’est que l’Histoire, comme la Nature, est antagoniste. Le philosophe rappelle que la vie est adaptation, comme l’avait montré le grand psychopédagogue Henri Wallon. Pensée d’ailleurs déjà exprimée par Héraclite quand il affirmait que « l’homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » et dans le Zhong Yong, l’un des classiques de la pensée chinoise.
Dans une langue claire, élégante, accessible à tous, l’auteur démontre que les cultures sont au croisement des antagonismes. Il préconise une démarche pour dépasser ceux-ci. Au demeurant, sur le plan professionnel, tout professeur soucieux de la bonne marche de sa classe la connaît. Il s’agit toujours de refuser la morale binaire (parents ou élèves, vous êtes mes adversaires parce que différents de moi. L’attitude inverse existe aussi…). En réalité, il s’agit toujours de comprendre que cette différence, à condition qu’elle ne soit pas figée, peut nous enrichir. Chacun est la somme de plusieurs identités en devenir. La rencontre interculturelle s’apprend, qu’elle s’opère entre le Provençal et le Chti’, le Dogon et le Norvégien. L’empathie y a sa part nécessaire mais aussi l’exercice d’une science du caché – d’une herméneutique – elle exige des savoirs. L’interculturel ainsi conçu, qui n’est jamais une idéologie, s’appelle la laïcité. Nos camarades se doivent de lire les pages consacrées à la laïcité – celle de Jaurès et de Briand – « véritable universalisant humain qui dispose d’un immense domaine de développement, indispensable à l’humanisation des Hommes ». Encore s’agit-il de l’explorer et d’en inventer les modalités. Un livre superbe. Jean Moreau.
S'informer, acheter, livres de J. Demorgon et articles en livres et en revues

Jacques Demorgon, écrivain - mentions légales - réal. o multimedia